LE MATRICULE DES ANGES N°141 MARS 2013
L’ESPAGNE ET LES ESPAGNOLS
ET TRADITION ET DISSIDENCE
DE JUAN GOYTISOLO
Toute la carrière de Juan Goytisolo est en quelque sorte résumée par ces deux recueils d'essais. L'un, L'Espagne et les Espagnols, fut d'abord publié en 1969, mais en Allemagne, alors que le franquisme pesait de sa chape de plomb sur un péninsule réactionnaire. L'autre, de 2003, tente d'explorer les voix de Tradition et Dissidence qui innervent aujourd'hui la culture ibérique. Exilé de la première heure, Goytisolo voue d'abord son pays à I'abjection. Il casse les mythes, en premier lieu celui de l' «homo hispanicus», ce en rappelant l'importance du peuplement arabe et du judaïsme, ironisant à l'égard d'un prétendu siècle des Lumières national. Il fustige la corrida, malgré sa dimension métaphysique devant la mort, déniant à Hemingway la capacité de la voir comme un art, et la trouvant «passahlemenl immorale». Quant au «péché originel de I'Espagne» qui est «la répréssion systématique de la sensualité hispano-arabe», il n'est rédimé que par ses icônes préferées de la littérature et de l'art, depuis le roman picaresque jusqu'à Goya, en passant par La Célesline et Don Quichotte, tous gages de liberté créatrice... C'est au cours de divers colloques qu'il va chercher dans la tradition les signes de la dissidence, comme lorsqu'il qualifie le «Queer lbéria», ou «Folle lbérie», le classique de l'Archiprêtre de Hita, Le Livre de bon amour, et comparant l'art du troubadour à celui qui s'exprime à Manakech. Des entretiens prolongent le propos, en offrant aux œuvres anciennes une lecture plus libre, ludique et polymorphe. Une fois de plus, à travers ces deux volumes, I'un des plus singuliers auteurs espagnols, qui se veut I'indépendance même, nous rappelle que reste, au-delà de toutes les vicissitudes, la littérature : elle «est le fruit de I'homme intégral et elle est destinée à l’univers dans son intégralité».
Thierry Guinhut