N° 1078 La Quinzaine littéraire du mois de février 2013
Goytisolo le trouble-fête, un article de JACQUES FRESSARD
Comprendre Juan Goytisolo et son œuvre, c’est d’abord comprendre une trajectoire singulière. Il n’est probablement pas dans la littérature espagnole contemporaine d’écrivain à la fois plus représentatif de l’Espagne de son temps et tout ensemble plus dissident de celle ci.
Il débute au milieu des années cinquante avec des romans d'intention néo-réaliste. où la critique sociale du régime franquiste s'abrite parfois derrière un emploi massif de la langue populaire et de I'argot périphérique juvénile, explicité à I'occasion en un glossaire comme dans les pages finales de La Resaca ( «la gueule de bois»), un livre qui ne parvint cependant pas à paraitre en Espagne et sera finalement édité en 1958 à paris dans sa langue originale par les soins du libraire républicain émigré Antonio Soriano, dont le magasin de la rue de Seine était alors le lieu de rencontre des intellectuels exilés de la guerre civile.
Le retour en Espagne devenant de ce fait de plus en plus risqué, Goytisolo, qui avait été-bien accueilli chez Gallimard par Maurice Coindreau et qui y avait fait I'heureuse conquête de Monique Lange, également conseillère littéraire de la maison, trouva un asile bientôt conjugal chez celle-ci, en son appartement de la rue Poissonnière, où se nouera cependant au fil des années une sorte de drame. Le lieu était en effet aussi fréquenté par Jean Genet, lequel semble bien avoir joué un rôle dans la découverte par l'écrivain espagnol de sa propre inclination homosexuelle, ou du moins du désir de I'assumer ouvertement dans ses écrits comme dans sa vie (l). Or, comment mieux exaucer ce vœu intime et cette critique devenue plus foncière encore de I'austère Espagne, prônée naguère comme telle par un Unamuno, si ce n'est en franchissant le détroit de Gibraltar en sens inverse des anciens conquérants maures, pour s'installer à présent en terro musulmane ? Terre qui sera à la fois, aux yeux de Goytisolo, un lieu plus tolérant et par contraste un excellent observatoire de I'insupportable rigidité mentale que les trop fameux Rois Catholiques lsabel et Fernando ont imposée à la rive natale, I'atroce péninsule bigote et infatuée dont Goytisolo offrira en 1975 une caricature d'une violence presque insoutenable dans son Juan sans terre (2).
L'Espagne et les Espagnols, à la fois essai et pamphlet, sera donc d'abord publié à l'étranger, en Allemagne dès 1969, puis en Espagne seulement après la mort de Franco. Et de fait, écrit avec beaucoup de vivacité, ce bref ouvrage pouvait heurter toutes sortes de convictions. bien au-delà des seuls milieux attachés au dictateur défunt. C'était toute I'histoire de I'Espagne qu'on proposait d'interpréter d'un regard nouveau, une remise en question radicale de tout ce qui avait été voulu justement depuis l'époque des Rois Catholiques et leur reconquête de Grenade en 1492 : l'éviction des Juifs et des Maures, la centralisation imposée autour d'une Castille belliqueuse, privilégiant les conquêtes et les poussant jusqu'à I'exploitation forcenée des peuples indigènes d'Amérique, tandis que tout ce qui était commerce en Espagne, ou simple labeur rural, était regardé avec suspicion ou mépris. L’analyse n'était pas entièrement nouvelle, elle devait beaucoup à Américo Castro et à sa magistrale interprétation de La Réalité historique de I'Espagne (3), mais elle se présentait chez Goytisolo avec une extrême vigueur polémique, n'épargnant ni les chantres de I'essence supposée du plateau castillan lors de la génération de I 898, ni les plus réputés parmi les penseurs libéraux des années 1930 comme Ortega y Gasset, non plus que de célèbres figures internationales telles que Hemingway et son goût plus ou moins bien informé des réalités sordides de la corrida au fond des provinces hispaniques. On sait que le premier grand succès littéraire du romancier nord-américain lui vint justement avec Le soleil se lève aussi (1926), tout empli des fameuses fêtes taurines de Pampelune. Et Goytisolo ne manque pas de reconnaitre son talent d'écrivain, mais, à la métaphysique de la tauromachie qu'il discerne chezcelui-ci, il oppose sa propre fréquentation des pratiques de l’arène : «Je peux affirmer que les matadors que j'ai fréquentés n'ont choisi d'exercer ce métier que pour échapper à leur misère primitive.»
La quinzaine de brefs essais divers qui composent ce livre ont donc en commun. ainsi que I'annonce le premier d'entre eux, de faire impitoyablement le tri du mythe et de la réalité dans I'image admise de l’homo hispanicus. Qu'il s'agisse de la Célestine ou du monde Goya, de la diffusion de la Bible en Espagne par George Borrow. ou encore de l'épouvantable guerre civile de 1936-1939 et du dilemme qui s'ensuivit pour bien des Espagnols - émigrer ou transiger-, Goytisolo refuse de se payer de mots. A ses yeux, lorsqu'il publie ce livre, « les problèmes qui tourmentèrent la République et provoquèrent sa chute restent encore à résoudre, même après la mort de Franco».
Tradition et dissidence, le deuxième ouvrage qui nous est simultanément proposé, se distingue nettement du précédent par la forme et par la chronologie. C'est un Goytisolo plus avancé en âge et en notoriété qui s'exprime ici, en une sérié de conférences ou de colloques devant un public universitaire mexicain ou nord-américain, auprès duquel il se présente volontiers comme un oiseau touble-fête, «I'oiseau qui souille son propre nid», selon la réputation qui lui avait été faite en Espagne au temps du franquisme. Tout en retournant la désignation il l’assume en quelque sorte avec une sorte de virulence attristée par le spectacle de ce qui va de travers dans le pays où il est né, mais aussi dans d'autres lieux où ll s'est rendu à I'occasion : à Sarajevo durant le siège, en Algérie, en Colombie ou en Tchétchénie.
D'entrée de jeu. il se plaît à rappeler son refus de tout esprit d’exclusion a priori: «À Paris j'ai toujours vécu dans un quartier multiethnique, le Sentier, où les Français ne sont qu'une minorité parmi tant d'autres. Un quartier habité par des juifs, des Arméniens, des Pakistanais, des Indiens, et surtout des Turcs, tout cela m'a énormément stimulé.» Cependant, désormais son choix de résidence privilégié reste Marrakech, ou il revient constamment, ayant appris I'arabe parlé, vers cette fameuse place Jemâa el-Fna toute grouillante de marchands et de conteurs en plein air. Un lieu peut-être menacé à terme et qu'il s'efforcera de faire classer par I'Unesco, au titre du patrimoine oral et immatériel de I'humanité. L'oralité de la lecture publique le fascine, comme un retour aux sources de tout récit, qui empêche de figer les choses à travers les notes érudites de bas de page. C'est dans cet esprit qu'il propose une interprétation ouverte des grandes œuvres du tout premier Moyen Âge espagnol, de cette époque de coexistence des «trois cultures»- chrétiens, Maures et Juifs - pour laquelle il éprouve une sorte de nostalgie. Néanmoins, il reconnaîtra lui-même que son projet de «réoralisation», pourrait-on dire, de certains textes médiévaux espagnols dans I'espace public, projet qui le fascine, finit par tourner court et aura surtout servi de toile de fond à son roman sur «le bon ou le fol amour» : Makbara (1980). L’homme moderne, que cela lui plaise ou non ne peut décidément plus se passer de son stylo, ni bientôt, dirions-nous aujourd'hui, de son ordinateur portable. Peut-être même, reconnaîtra plus loin Goytisolo, les notes de bas de page en ces textes anciens ne sont-elles pas toujours inutiles, «pour éclairer certains passages qui, à défaut resteraient obscurs». Ce qu'au fond il souhaite surtout, c'est que les hypocritement pudiques
annotateurs espagnols de naguère ne s'emploient plus à jeter un voile sur certains détails sexuel hétérodoxes à leurs yeux, mais dont d'autres peuvent légitimement se délecter. Son exigence sur ce point va de pair avec son engagement politque en faveur de ceux qu'on a voulu massacrer en silence, ou tenir du moins sous le boisseau.
Un même mouvement, au-delà des circonstances diverses, le portera à prendre la défense de Jean Genet, à en éclairer et même en exalter parfois la figure extrêmement singulière. L’ouvrage qu'il lui consacre aujourd'hui réunit pour la première fois en français des textes d'époque diverses, aussi contrastées que la lumineuse photo de couverture et, quelques pages plus loin, le visage écrasé de I'adolescent vers 1927 à sa sortie de la maison de redressement où une
succession de malheurs I'avait conduit. «Tombé dans I'abjection - écrit Goytisolo -, Genet va décider d'assumer celle-ci et d'en faire une vertu suprême». L’abjection, c'est sa vie au Barrio Chino du Barcelone d'alors (largement aseptisé aujourd'hui par les responsables de la ville), où le jeune Genet va vivre du vol et de la prostitution masculine, dans la misère et les humiliations. Beaucoup plus tard viendra le moment où Goytisolo fait connaissance du futur auteur de Notre-Dame-des-Fleurs et du Miracle de la rose, la cohabitation de la rue Poissonnière, chez Monique Lange, dont nul ne sortira indemne. Goytisolo prendra ses distances mais ne ménage pas son admiration pour le poète enterré à Larache (Al-Araïch sur la côte marocaine), en qui il veut reconnaître un adepte de cette malâmiyya dont parlait Ibn Arabi, qui consiste à déguiser une sorte de détachement du monde, voire de secrète sainteté, dans une vie publique affichant une indifférence totale aux prescriptions rituelles et même à leur transgression par I'ivresse ou la libre sexualité de vagabonds des rues, sous les yeux pharisiens des gens comme il faut. Comment, pour notre part, ne lirions-nous pas dans ces pages le sursaut d'indignation renouvelée d'un homme ayant dû vivre sa jeunesse sous I'oppression du franquisme et d'une église catholique hypocrite, soutenant mutuellement par la défense des
bonnes mœurs ?
l. On lira sur ce point avec beaucoup d'intérêt l'étude approfondie d'Emmanuel Le Vagueresse, «De Juan Goytisolo à Monique Lange, de Monique Lange à Juan Goytisolo : une "intertextualité" conjugale», Cahiers de Narratologie
2. Seuil, 1977. Réédité en poche en 1996
3. Castro (Américo), La Realidad historica de Espana, éd. Porrua, México, 1954
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