Extrait...
Consommation et disette d'espace.
Le monde où nous vivons dévore l'espace : il remplit l'étendue, détruit les sites et lieux. Or, même en y incluant l'Océan qu'il commence juste à consommer, l'espace humain est un espace fini. On le sait depuis Magellan qui n'en fit même pas Ie tour. Et pour maintes raisons qui, toutes, convergent vers ce résultat, cet espace clos ne cesse de rétrécir.
D'abord pour la raison simple qu'il y a de plus en plus d'hommes pour se le partager, la population du globe croissant jusqu'ici de façon géométrique. Et la pression de l'homme sur l'homme est d'autant plus sensible que notre société urbaine les concentre jusqu'à plus de cent mille au kilomètre carré. Ce qui fait que même s'il y a de la place à côté, il est incapable de l'imaginer et l'on doit l'y conduire par la main.
Mais, en outre, cette population consomme bien plus d'espace par tête qu'autrefois. Son activité - et son agitation - est bien plus grande. Qu'il s'agisse des pays développé (ou involués) ou de ceux " en voie de développement ", elle est multipliée par cent comme le montre leur consommation d'énergie, notamment pour le transport rapide. L'idée de Progrès est liée à Ia maîtrise et à la négation de l'espace. Progresser : mieux aller, c'est aller plus vite ; bien que si l'on compare le confort et l'espace disponible des avions par rapport à celui des paquebots, cette opinion se discute. Là aussi après avoir atteint un sommet, la courbe retombe. Le siècle dernier disait " vaincre la distance ". Mais on ne la vainc pas, on la nie. De maintes façons, l'autoroute, le T.G.V., l'avion abolissent le voyage à travers l'inépuisable diversité de l'espace terrestre; il n'en reste que du transport, comme on le dit des colis. Tout est sacrifié à cette illusion : vaincre l'espace-temps ; vu d'avion, il n'en subsiste que des nuées entrouvertes un instant sur une carte. L'on survole de trop haut, et trop vite. La vitesse de tels projectiles détruit ; tel le large coup de sabre de l'autoroute, avec sa frange vide parsemée de toutes sortes d'éclats et de bâtisses.
Notre victoire sur l'espace nous en prive. L'ancienne terre était illimitée, celle de Magellan avait quelques années de tour, celle de Jules Verne n'avait plus que quatre-vingt jours. Celle de nos avions et de nos fusées n'a que quelques minutes. Nous sommes pris au piège de la terre, et tous nos efforts pour en sortir jusqu'ici ne font que le resserrer ; les quelques raids dans la banlieue voisine n'incitant guère à s'y établir. L'indispensable matériau de l'existence humaine : l’espace-temps, est le seul que nous ne pouvons espérer fabriquer un jour. A une vitesse vertigineuse, nous sommes en train d'épuiser ses réserves - qui sont celles de toutes nos sources d'énergie et matières premières - sans guère nous interroger à ce sujet, même dans ce petit cap de l'Eurasie où elles sont particulièrement faibles. Oubliant que l'espace est inséparable du temps au moment même où nous le découvrions, nous avons cru l'étendre en accélérant nos moyens de transport, alors qu'ils précipitent l'implosion de la peau de chagrin que nous avons sous les pieds, implosion que ne compense en rien l'explosion de nos fusées dans le vide interstellaire.